Jean Lafargue, tambour landais de Napoléon
Le soleil d’avril déclinait sur Saint-Paul-lès-Dax,
jetant ses derniers éclats dorés sur les eaux calmes de
l’Adour. Jean Lafargue, du haut de ses 18 ans, était assis sur
une grosse pierre, les pieds nus dans le Mahourat, le ruisseau
qui serpentait sous le vieux pont de pierre, entre Christus et
Poustagnac. Tout contre lui, Catherine, les cheveux bruns glissant sur ses épaules, riait doucement, un panier d’osier
posé à ses pieds. Ils parlaient de tout et de rien : des semis à
finir, des brebis qu’il faudrait bientôt tondre, des dimanches
d’été à venir, de leur amour grandissant et d’un futur
mariage qu’ils espéraient secrètement l’un comme l’autre.
Puis le sol vibra.
D’abord un grondement sourd, lointain, puis le martèlement
régulier des sabots. Jean se redressa, les yeux fixés vers le
chemin de Dax. Le bruit se fit plus net, comme une
respiration profonde, et déjà des voix portaient dans l’air
tiède du soir.
-"Qu’est-ce que c’est ?" souffla Catherine, le cœur battant.
Un éclaireur franchit le tournant, puis deux hussards, puis
une longue colonne de cavalerie s’avança sur la route
sablonneuse, soulevant un voile de poussière dorée. Les
uniformes bleus et les shakos ornés de plumes étincelaient
sous le soleil couchant. Derrière eux, des caissons, des
charrettes chargées de coffres, des chevaux tendus par la
route. Et au centre, droit comme une lame sur son cheval
bai, la silhouette que nul Landais ne pouvait méconnaître :
l’Empereur, Napoléon Bonaparte, le fameux bicorne noir
baissé sur le front, l’œil sombre et attentif.
Saint-Paul s’était figé. Les hommes ôtaient leur béret, les
femmes se signaient en silence. Les enfants, fascinés,
restaient bouche bée devant la cavalcade. On disait qu’il
n’était que de passage, qu’il filait vers Bayonne où
l’attendaient les princes espagnols, mais sa présence, même
furtive, avait quelque chose d’irréel.
Le convoi s’arrêta non loin, près de la ferme de Gelibert,
réquisitionnée à la hâte. Les soldats déchargeaient déjà les
28caissons, dressaient des tentes, installaient des feux. Dans
l’air montait une odeur de cuir, de cheval et de poudre.
Jean, immobile près du pont, n’entendait plus que le
tambour de son cœur. Il avait dix-huit ans, mais il se sentait
déjà appelé par cette armée qui, disait-on, portait la France
jusqu’aux confins de l’Europe. Il se voyait tambour, sabre
au côté, marchant vers des terres inconnues, loin des plaines
sablonneuses de Saint-Paul.
-" Jean…" murmura Catherine.
Il tourna la tête vers elle. Son regard à elle était tout autre :
doux, inquiet, suppliant presque.
-"Dis-moi que tu ne vas pas y aller…"
Jean baissa les yeux. Il aurait voulu répondre, dire qu’il
resterait toujours, qu’il n’y avait qu’elle. Mais au fond de
lui, l’écho des sabots et des ordres criés résonnait plus fort
que le murmure du ruisseau.
-"Non, pas tant que tu m’aimeras ma Mie"… souffla-t-il
seulement.
Alors ils restèrent là, côte à côte, à regarder l’Empereur
mettre pied à terre, saluer brièvement les notables du bourg,
avant de disparaître dans la grande pièce de la ferme où il
devait dormir cette nuit-là.
La nuit tomba sur Saint-Paul. Les flammes des feux de camp
dansaient entre les tentes, projetant des ombres mouvantes
sur les murs des maisons. Le village bruissait de rumeurs :
on disait que l’Empereur préparait quelque chose de grand,
que l’Espagne allait se soulever, que des rois tomberaient.
Jean resta longtemps, immobile, le regard perdu vers le
campement. Un pas de plus, et il aurait pu s’y mêler,
rejoindre cette armée immense, marcher dans le sillage de
l’Histoire. Mais Catherine, assise tout près, sa main frôlant
la sienne, le retenait, comme un fil invisible. L’amour qui
les unissait était plus fort que n’importe quel autre appel,
même celui d’un si grand homme.
Ce soir-là, sous les étoiles du printemps, Jean Lafargue ne
le savait pas encore, mais son destin venait de s’écrire. Entre
la promesse de l’amour et l’appel des tambours, il ne savait
pas encore qu’il n’y avait qu’une question de temps avant
que ses pas quittent le sable des Landes pour les routes de
l’Empire.